Il y a 25 ans, alors que je travaillais à la fois en ONG et en laboratoire de recherche universitaire en France, les questions principales auxquelles l’arrivée d’Internet était censée répondre portaient d’une part sur l’amélioration de l’accès à l’information (recherche, vulgarisation, partage d’expérience, informations pratiques…) et d’autre part sur l’amélioration de la diffusion de l’information (transport, stockage dans des bibliothèques physiques inaccessibles…).

Un double mouvement donc qui concernait aussi bien les producteurs d’information que les potentiels utilisateurs de cette information. La relation Nord-Sud n’était pas la seule dimension géographique de référence. Diffuser et rendre accessible à des utilisateurs d’un pays du Sud une information pertinente produite dans un autre pays du Sud était clairement un objectif, même s’il était plus complexe à mettre en œuvre. Chercheurs et ONG du Nord mettaient de plus en plus d’information en ligne, alors même que les ONG et chercheurs du Sud ne pouvaient pas encore y avoir accès ni diffuser l’information qu’ils produisaient localement.

Outre les discours sur Internet même (qui étaient les mêmes que ceux qui avaient été tenus un siècle plus tôt sur le télégraphe optique ) s’ajoutaient une défiance sur la pertinence de cet outil appliqués aux pays du Sud. Les critiques étaient nombreuses : cet outil n’était pas une priorité (contrairement à l’eau ou l’électricité), il se heurterait à l’analphabétisme des populations, individus comme états n’avaient de toute façon pas les moyens d’investir dans les outils numériques, il n’y avait pas de besoins, la production d’information était très limitée et de mauvaise qualité etc. En résumé, Internet ne se développerait pas dans les pays du Sud.

25 ans plus tard, internet est bien développé dans l’ensemble des pays du Sud, le taux d’équipement (notamment en smartphones) est impressionnant, des projets numériques innovants voient le jour quotidiennement. Les investissements aussi bien matériels qu’humains ont déjoué tous les pronostics négatifs, mais surtout il y a eu une réelle appropriation de ces technologies par les populations, contournant ainsi aussi bien les limites éducatives (combien de projets n’utilisent pas l’écrit, mais l’oral ou le dessin) que financières (partage de connexion ou de supports) et techniques (faire avec une bande passante limitée).

Les discours sur la littérature numérique dans les pays du Sud reproduisent pourtant aujourd’hui les mêmes clichés, qui se révéleront aussi faux qu’ils l’ont été pour Internet dans son ensemble. Certes, un appui est nécessaire à la fois pour l’appropriation de la lecture numérique et pour celle de l’écriture numérique, il faut mettre en place des moyens innovants pour l’accès en faible bande passante, pour la monétique dans des pays sans réseau bancaire consolidé, pour la protection des droits d’auteurs. Tout cela en fonction de chaque contexte.

Ce qui a fonctionné pour les documents sur les thématiques agricoles ou de santé fonctionnera pour la littérature et la culture au sens large. Il n’y a pas moins de besoins ni moins d’intérêt au Sud qu’ailleurs pour cela , mais cela ne se fera pas tout seul. Voilà pourquoi “Autres Voies” s’engage dans cette direction.

1 Voir la thèse d’Aurélie Laborde, Bordeaux, 2001 : « Les discours accompagnant les nouvelles techniques de télécommunication : du télégraphe optique à l’internet : pour une meilleure compréhension des discours de presse contemporains sur l’internet ».

2 Octavio Kulesz, « L’édition numérique dans les pays en développement », 2011, http://alliance-lab.org/etude