Quand on parle des bénéficiaires dans les projets de développement, on a généralement des informations indirectes, même si on parle de « participation », de « co-construction » ou d’ « implication des populations ». A titre d’excuse on cite généralement les freins qui entravent cette communication directe – problème de langue, fossé numérique, manque de temps – au lieu de se concentrer sur les possibilités. Une étude initiée par Com4Dev en Mauritanie montre que les zones rurales ne sont pas le désert communicationnel qu’on prétend mais présentent au contraire des opportunités largement sous-exploitées pour leur développement.
Tous les projets de développement rural visent des « bénéficiaires finaux » qui sont souvent des villageois dans des zones reculées. De ce fait, on constate que les organisations qui les accompagnent préfèrent viser dans leur communication les « acteurs du développement », des ONG et des représentants des pouvoirs locaux. De fait, la parole des personnes qui sont supposées être la cible véritable des actions est souvent confisquée. Le risque est grand de l’entre-soi, de malentendus, d’actions mal ciblées et peu pérennes. C’est pourquoi il y a un vrai enjeu à rétablir des canaux de communication directs.
Initiative à saluer, un volet communication pour le développement (C4D) a été intégré au programme RIMRAP (Renforcement Institutionnel en Mauritanie pour la Résilience Agricole et Pastorale) financé par l’Union européenne de 2016 à 2020. Dans ce cadre, il a été décidé d’élargir les diagnostics territoriaux prévus dans le projet pour établir, dans les 4 régions d’intervention (Hodh El Chargui, Hodh El Gharbi, Assaba et le Guidimakha), un état des lieux de la communication en zone rurale. Le but était de mieux cerner les outils pertinents pour la mise en œuvre de la stratégie de C4D co-construite dès le début du programme avec ses parties prenantes.
Ce diagnostic, effectué à l’aide d’un questionnaire, d’interviews, de focus groups et d’observations participantes a permis de remettre en question deux idées reçues.
Idée reçue 1 : pas d’internet en zone rurale
Les zones de couverture téléphonique sont parfaitement connues des usagers qui jonglent souvent avec plusieurs puces pour pouvoir être joignables. Par exemple, un maire explique son système : « on a un petit hangar dans la mairie avec un poteau et on doit accrocher le téléphone pour capter et recevoir les messages ». Cette couverture s’étend rapidement grâce au dynamisme économique des opérateurs téléphoniques qui apportent aussi la 3G (bientôt 4) et donc l’accès à internet. Cette connaissance du territoire connecté peut même amener des bergers transhumants à modifier leur route (et celle du bétail !) en fonction des zones couvertes.
Les freins à l’utilisation du téléphone portable mentionnés sont la charge électrique et le crédit mais on constate que 70% des villageois‧es (avec au moins 30% de femmes) possèdent un téléphone. Même les anciens possèdent souvent un ou plusieurs téléphones basiques (parfois plus efficaces pour capter le réseau que les smartphones). La charge des téléphones est souvent résolue par un petit panneau solaire et le crédit fait l’objet d’un commerce entre la ville et le village. Dans tous les villages même reculés on trouve au minimum 2 ou 3 smartphones (et le chiffre progresse très rapidement) appartenant généralement à des jeunes.
Des ONG et l’Etat font parfois des partenariats avec des opérateurs pour diffuser des messages (dans le cas de vaccination par exemple) mais aucune interaction n’est possible. Pourtant, au niveau familial, Whatsapp est utilisé largement – avec des messages vocaux pour la plupart – pour communiquer avec les membres de la diaspora notamment. L’utilisation de groupes Whatsapp est rare. Deux initiatives ont été observées : un groupe de maires du Guidimakha et un groupe d’agents de développement local initié par le GRET dans l’Assaba. Cet usage collectif pourrait être largement développé à condition d’être animé. Nous avons pu l’expérimenter avec un groupe d’échanges de photos pour suivre la construction d’infrastructures mis en place suite à une formation d’équipes d’Enabel à la photo et la vidéo réalisée par Com4Dev.
D’autre part, l’accès même faible à la 3G constitue une réelle opportunité pour la circulation de petits tutoriels vidéo et de photos légendées dans le cadre de conseil agricole par exemple ou de formation avec une interactivité possible grâce à Whatsapp. Le problème réside ensuite dans la capitalisation du dispositif qui doit donc être relié à une base de données centralisée.
Idée reçue 2 : Les médias sont la voix du peuple
La couverture médiatique, notamment les radios, est, dans les faits, souvent réduite à un rayon de 80 km en moyenne autour des villes même si certains relais ont été installés. L’accès à l’antenne par les ONG est payant et ces dernières font appel aux radios pour couvrir leurs événements ou diffuser des messages. Il n’y a pas de radio communautaire en Mauritanie et le temps d’antenne est utilisé largement pour des émissions religieuses. Peu d’espace est consacré aux besoins des agriculteurs et des éleveurs.
Pourtant, la potentialité des émissions interactives avec des objectifs de plaidoyer et de sensibilisation, voire même de formation, est largement sous-exploitée, d’autant plus qu’elle peut permettre la participation des populations de zones rurales avec le développement de la couverture téléphonique. Contrairement à d’autres pays où la radio s’apporte au champ, en Mauritanie, « la radio n’est pas un sac à main ». Elle reste généralement dans les familles avec une écoute collective surtout le soir entre 19 et 21 heures). La radio peut aussi maintenant s’écouter depuis les téléphones portables (au champ cette fois). Dans les pratiques observées par les ONG on note la circulation de podcasts sur carte-mémoire.
La télévision est surtout regardée en zone urbaine. Nous avons observé quelques paraboles dans les villages et même des « centres de lutte contre la pauvreté » qui centralisent, grâce à des panneaux solaires, tout ce qui peut servir la communauté : chambre froide, moulin à grains et salle de télévision. Les émissions les plus regardées (en dehors des matchs de foot quand ils sont diffusés) sont les séries télévisées turques.
L’information top-down véhiculée par les médias ne permet pas de faire remonter les informations de terrain. D’autres espaces de communication existent comme les mosquées et les marchés, largement sous-exploités par les acteurs du développement pour leurs actions de sensibilisation. Ces derniers privilégient généralement le contact direct lors des visites de terrain même si l’impact est limité. L’utilisation d’autres outils permettrait de toucher davantage de « bénéficiaires »…et surtout de faire entendre leur voix.
Communiquer c’est développer
Dans le Karakoro, il n’est pas rare de voir les adolescent‧es des villages le soir monter sur une colline pour capter Youtube, dans le Hodh El Chargui, les jeunes filles se partagent une petite vidéo, dans l’Assaba, les femmes vont au champ accompagnées par la musique de leur téléphone portable, les anciens d’un village reculé du Hodh El Gharbi sortent souvent deux téléphones de leur boubou, dans des villages non électrifiés on peut quand même capter la radio et l’écouter en groupe : non, les zones rurales mauritaniennes ne sont pas le désert communicationnel qu’on imagine. Excepté les zones frontalières qui sont aussi celles où opèrent des groupes armés. Les bailleurs de fonds commencent à s’y intéresser, faisant le lien entre isolement des populations et insécurité. Il y a donc urgence à réintroduire des moyens de communication dans ces zones délaissées (comme la radio en projet à Oualatta dans le Hodh El Chargui) en accompagnant d’actions de développement pour limiter la désertion voire l’enrôlement des populations dans des activités qui menacent la sécurité au Sahel et, par extension, dans le monde.